La lutte contre les violences faites aux femmes passe aussi par les médias


Dans le cadre de l'assemblée de femmes AlterEgales organisée par la Ministre des Droits des Femmes Isabelle Simonis, plusieurs associations de femmes ont collaboré avec l'Association des Journalistes Professionnels pour élaborer une série de recommandations à l'attention des rédactions sur le traitement médiatique des violences. Une étude est en cours à ce propos en collaboration avec l'Université Catholique de Louvain pour sonder sous cet angle la presse quotidienne francophone. En voici les premières grandes tendances : les questions de violence contre les femmes font rarement les Unes des journaux, sauf si elles concernent des célébrités. Elles sont le lot de la rubrique « faits divers ». Elles ne font que très rarement l’objet d’analyses : elles ne sont pas examinées comme un problème de notre société, mais bien comme des événements individuels, perpétrés dans un cadre familial ou conjugal. Beaucoup de récits se retournent contre les femmes victimes (passives, connotées négativement). Les auteurs de violence ont des profils paradoxaux (gentils, amoureux, pacifistes…). La violence relatée en faits divers est celle des milieux défavorisés. L'étude sera présentée au printemps 2018 mais les recommandations sont disponibles depuis le 14 décembre 2017. Nous les reproduisons ci-dessous.


La lutte contre les violences faites aux femmes passe aussi par les médias

Tous les jours, dans leur famille, au travail, à l’école, dans les médias ou les institutions, toutes les femmes subissent des violences particulières, celles qui leur sont faites parce qu’elles sont des femmes.

Quel que soit son milieu, son âge ou ses origines, chaque femme est concernée par ces violences qu’elle rencontre d’une manière ou d’une autre au cours de sa vie.
Les violences envers les femmes prennent différentes formes (conjugales, sexuelles, institutionnelles, etc.). Elles ont leurs caractéristiques propres en fonction notamment de la relation entre l’auteur et la victime, de leur récurrence, de leurs implications (séquelles physiques, psychologiques, sociales, économiques). Mais il ne s’agit ni de cas isolés, ni de malchance, ni de problèmes de communication, ni d’accidents de parcours. On ne peut pas les qualifier de « faits divers » ni les traiter comme tels dans les médias. Les minimiser, les banaliser ou encore les traiter avec un humour douteux est problématique, tout d’abord en raison de l’effet qu’elles ont sur les femmes, leur parcours de vie et bien souvent leurs enfants. Les mots utilisés peuvent faire mal une deuxième fois, on ne tue pas par « passion », on ne viole pas par « amour », on ne tabasse pas « par dépit ». Mais c’est pourtant, volontairement ou non, un traitement médiatique régulièrement observé.


Ces violences trouvent leur origine dans la domination et le contrôle que les hommes, de manière générale, exercent sur les femmes. Tolérer la persistance de ces violences renforce ce système de domination. C’est uniquement à travers cette lecture que les violences faites aux femmes peuvent être comprises et combattues de manière adéquate. C’est donc cette lecture qui devrait aussi ressortir du traitement médiatique qui en est fait.


En 2010, le Conseil de l’Europe a travaillé sur les « stéréotypes sexistes dans les médias » et leur lien possible avec la légitimation de l’usage de la violence contre les femmes : « L’impact des stéréotypes sexistes dans les médias sur la formation de l’opinion publique, en particulier celle des jeunes, est pourtant désastreux : ces stéréotypes perpétuent une représentation réductrice, figée et caricaturale de la femme et de l’homme; ils légitiment le sexisme ordinaire et les pratiques discriminatoires, et peuvent faciliter ou légitimer l’usage de la violence fondée sur le genre » (Résolution 1751 (2010)).


En juillet 2016, la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite " Convention d’Istanbul ", est entrée en vigueur en Belgique. Cette Convention est un instrument important et contraignant de lutte contre les violences faites aux femmes. Elle vise la tolérance zéro pour toutes les formes de violences à l’égard des femmes. Ce texte, est d’une importance capitale. Il établit clairement que la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi celles-ci de leur pleine émancipation.


Pour ce qui concerne les médias, la Convention d’Istanbul prévoit notamment de les encourager « dans le respect de la liberté d’expression et de leur indépendance, à (…) mettre en place des lignes directrices et des normes d’autorégulation pour prévenir la violence à l’égard des femmes et renforcer le respect de leur dignité ».

En effet, il y a un lien entre les médias et la lutte contre les violences faites aux femmes : une couverture médiatique inappropriée de la violence à l’égard des femmes, sortie de son contexte et qui privilégierait le sensationnel, peut renforcer les stéréotypes de genre et même indirectement perpétuer cette violence.


La lutte contre les violences faites aux femmes a donc aussi besoin des médias. Un traitement journalistique pertinent, juste et précis permettrait de prendre la mesure de l’ampleur de ce phénomène de société et d’en changer l’image dans le grand public car non, les femmes ne sont pas « responsables » de la violence qu’elles subissent. Non, la violence contre les femmes n’est pas une « affaire privée ». C’est un problème important et grave dans nos sociétés. En parler justement et suffisamment dans nos médias soutiendrait la prévention et la lutte contre ces violences.


Les travaux de la sous-commission d’Alter Égales consacrée à la couverture médiatique des violences faites aux femmes ont été menés par une vingtaine d’associations de femmes et féministes, en collaboration avec l’Association des Journalistes professionnels (AJP). Ces travaux ont débouché sur deux résultats importants :

1. Lancer un appel aux rédactions, aux journalistes, à leurs structures représentatives (Société de journalistes, etc.), à leurs directions et au Conseil de déontologie journalistique (CDJ) à se saisir de cette question et à questionner leurs pratiques.
Dans ce cadre, la sous-commission a élaboré un projet de recommandations[1] s’inspirant de textes existants en France (2016) et en Espagne (2008) notamment, émanant d’organisations de la société civile et/ou des médias.


2. Mener une analyse médiatique qualitative afin d’approcher scientifiquement le traitement médiatique des faits de violences contre les femmes. Cette enquête inédite menée par l’AJP et l’UCL est en cours et ses résultats complets seront disponibles en 2018. Elle permettra aux journalistes et à leurs structures professionnelles de nourrir leurs réflexions, de réfléchir à leurs pratiques et de les modifier, le cas échéant. Ils sont aussi complétés par diverses recommandations institutionnelles.

Recommandations à destination du monde journalistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles


Alter Égales et l’Association des journalistes professionnels proposent aux journalistes et à leurs rédactions un texte de recommandations portant sur le traitement journalistique des questions de violences contre les femmes.

Un contexte sociétal
Les violences contre les femmes sont un problème de société d’une ampleur importante. Ce ne sont pas des faits divers isolés. Ils révèlent une société traversée par des courants sexistes persistants reflétant la domination et le contrôle exercés par les hommes sur les femmes.


La lutte contre les violences faites aux femmes passe aussi par les médias. Un traitement journalistique pertinent, juste, précis, permet de prendre la mesure de l’ampleur de ce phénomène de société et d’en changer l’image dans le grand public pour éviter la banalisation de ces violences et faire en sorte qu’elles ne restent pas impunies. En parler justement et suffisamment dans nos médias soutiendrait ainsi la prévention et la lutte contre ces violences.


Les mots pour le dire
Dans ce cadre, l’emploi du vocabulaire utilisé n’est pas neutre. Certains mots blessent, minimisent, moquent, banalisent ou peuvent entraîner une « victimisation secondaire ». Ces mêmes mots perpétuent aussi des stéréotypes qui tronquent la réalité.

L’absence de mots fait elle aussi des dégâts en rendant invisibles des réalités inacceptables. L’assassinat d’une femme par son mari violent n’est pas un « drame familial ». Le viol d’une femme par son supérieur hiérarchique n’est pas un simple « abus de pouvoir ». La main aux fesses d’une femme dans un bus n’est pas un « geste malsain et déplacé ». Il est essentiel de nommer les violences faites aux femmes pour ce qu’elles sont : des violences machistes, des violences faites aux femmes ou encore des violences de genre.


Les angles pertinents
Les femmes ne sont pas « responsables » des violences exercées sur elles. Les violences contre les femmes ne sont pas non plus une « affaire privée ». Les auteurs de violences n’ont pas à être « excusés » par leurs sentiments (passion, amour, etc.) ni leurs actes minimisés ou traités de manière « romantique ».


1. Traitez les questions de violences faites aux femmes non pas comme des «faits divers», mais bien comme un grave problème de notre société


Rappelez les chiffres et statistiques disponibles. Donnez la parole à des experts et expertes sur le sujet, notamment en provenance des organisations qui soutiennent les femmes victimes de violences.

Rappelez les dispositions juridiques à l’égard des victimes de violences, notamment certains articles du code pénal y faisant référence.

Identifiez les acteurs par leur genre et nommer les violences machistes pour ce qu’elles sont.


2. Soyez attentif et attentive au choix des mots et des images


Le vocabulaire utilisé pour parler des questions de violences contre les femmes n’est pas neutre. Certains mots invisibilisent, blessent, minimisent, moquent, banalisent ou encore tronquent la réalité des violences.

Une attention particulière doit être accordée à la titraille ainsi qu’au choix des illustrations.


3. Évitez la victimisation secondaire


Les femmes ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent. Les auteurs de violences n’ont pas à être « excusés » par leurs sentiments (passion, amour, etc.) ni leurs actes minimisés ou traités de manière « romantique ». La victimisation secondaire peut également provenir de la diffusion de contenus dégradants.

4. Réfléchissez à la pertinence d’éléments de détails


Les précisions portant sur les vêtements, le physique ou les habitudes de vie de la victime, qui induisent qu’elle peut être responsable de son agression doivent être évitées. Même si ce sont des informations qui sont délivrées par la Police, le Parquet ou un juge d’instruction pour la compréhension du dossier, elles n’ont pas la même signification sous la plume d’un journaliste. Il convient d’y être attentif, d’utiliser des guillemets ou de s’abstenir de les diffuser.

5. Respectez les demandes des victimes

Veillez à respecter la vie privée des victimes, leurs souffrances et leur dignité. Les victimes doivent être respectées dans leur choix de rester anonymes ou au contraire, de parler à visage découvert.


6. Les victimes ne sont pas des personnes passives


Il est utile de relater ce que les victimes ont mis en place pour se défendre et tenter d’échapper à leur agresseur, de ne pas seulement les présenter comme des victimes passives.

7. Utilisez les expertises de terrain et les ressources disponibles


Les associations d’aide et de soutien aux femmes victimes de violences disposent d’une expertise de terrain importante. N’hésitez pas à y recourir pour contextualiser vos reportages.

De nombreuses ressources existent également sur Internet :
- http://www.ifj.org/fileadmin/images/Gender/Gender_documents/IFJ_Guidelines_for_Reporting_on_Violence_Against_Women_FR.pdf
- https://prenons-la-une.tumblr.com/
- http://engrenageinfernal.be/
- http://www.crepegeorgette.com/2014/10/14/charte-journalisme-violence-sexisme
- http://stopfeminicide.blogspot.be
- www.stopviolenceconjugale.be
- www.infoviolencessexuelles.be
En cas de violences conjugales, il peut être très utile de rappeler le numéro vert d’écoute et de soutien (0800 30 330).

En cas de violences sexuelles, il peut être opportun d’ajouter le numéro vert 0800 98 100. Ce numéro gratuit permet une écoute anonyme et un soutien aux victimes d’agression sexuelle mais également à toute personne concernée par cette problématique.
Pour aller plus loin[2]

Charte médias français Collectif Prenons la Une – 2016 :
http://www.lesnouvellesnews.fr/wp-content/uploads/2016/11/Outils_traitement_violences.pdf
Charte espagnole (2008) - Pilar Lopez Diez, professeure à l’université Complutense de Madrid et chercheuse en «Politiques de genres et moyens de communication» à l’Instituto de la Mujer.

Recommandations de la fédération Internationale des Journalistes (FIJ) :
http://www.ifj.org/fileadmin/images/Gender/Gender_documents/IFJ_Guidelines_for_Reporting_on_Violence_Against_Women_FR.pdf



Recommandations au niveau institutionnel


À côté de ce travail sur le contenu médiatique et afin de faciliter le travail des journalistes dans le cadre du traitement journalistique des questions de violences contre les femmes, des recommandations peuvent également être émises à un niveau institutionnel :

- La formation initiale et continue des journalistes aux questions du traitement médiatique des violences faites à l’encontre des femmes.
Un traitement médiatique juste, adéquat et pédagogique à l’égard des violences faites aux femmes est une étape essentielle pour la sensibilisation et la prise de conscience de l’ensemble de la société aux questions de ces violences.

- La nécessité d’organes régulateurs plus concernés sur ces questions. En tant qu’organe d’autorégulation (avis, traitement des plaintes et recommandations), le Conseil de Déontologie Journalistique[3] pourrait également se saisir de ces problématiques en vue de rédiger des recommandations en matière de traitement médiatique des violences envers les femmes.

- La nécessité de mettre en place des plans et/ou des mesures dites d’« égalité » au sein des rédactions journalistiques afin d'avoir une réflexion globale et transversale sur l'égalité entre les femmes et les hommes, autant dans le contenu médiatique, qu’au sein même des rédactions.

- L’élaboration par les journalistes eux-mêmes et leur rédaction d’une « Charte collective Fédération Wallonie-Bruxelles visant le traitement médiatique des questions de violences contre les femmes ».

- La création d’un observatoire répertoriant les faits de meurtre est également souhaitable. À l’image de l’Agence Belga[4], les journalistes pourraient y puiser l’ensemble des informations en vue de documenter leur production écrite et/ou audiovisuelle. À cet égard, rappelons l’existence du blog de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (PFVFF), http://stopfeminicide.blogspot.be/, qui tente de répertorier à travers la presse en ligne les femmes tuées en Belgique « parce qu’elles sont femmes » pour souligner l’ampleur et la gravité de la question tout en rendant, à travers elles, un hommage à toutes les femmes qui vivent ces violences au quotidien.

- Une boîte à outils destinée aux journalistes ou la nécessité pour les associations œuvrant à la lutte contre les violences faites aux femmes de prévoir des moyens, des outils et des analyses disponibles pour les journalistes. Permettre aux associations de femmes et féministes de prévoir différents types de ressources, dont des suggestions d’analyses (et pas seulement des témoignages de victimes), est une nécessité qui a pour but d’alimenter le travail des journalistes dans le cadre du traitement médiatique des questions de violences contre les femmes.

En ce sens, il est utile pour les expertes œuvrant au sein de ces associations de s’inscrire sur la base de données expertalia.be afin que les journalistes puissent les solliciter davantage dans l’exercice de leur fonction.



[1] Les textes français et espagnols se retrouvent sur le site www.alteregales.be
[2] Les chartes dans leur entièreté se retrouvent sur le site www.alteregales.be. Un lexique sera également disponible sur le site.